Akino san

Publié le par David-Antoine Malinas

Rencontre

La première fois que j'ai rencontré Akino san, il était à côté du Janséniste, sur un banc, dans le parc central de Shinjuku. C'était en septembre de l'année dernière. Il avait raté la distribution de nourriture et n'avait pas mangé. Avant de finir la patrouille, je suis allé chercher quelque chose dans un super du coin pour lui et je lui ai dit, un peu comme on gronde un enfant, de venir à l'heure la semaine suivante.
Deux ou trois semaines après - c'était un jour de mauvais temps et la distribution de repas était sous le bâtiment de la Ville de Tokyo -  en remontant la file des sans-abri je tombe nez-à-nez avec lui et nous discutons un peu. Je lui dis que je suis Français et il sort alors de sa poche un livret pour apprendre le français publié par la NHK. Il aime beaucoup la France. Il connaît bien, en tout cas mieux que moi, le cinéma français. J'arrive à le suivre sur les noms des acteurs mais il me cite des réalisateurs que je ne connais pas - ce qui habituellement ne m'étonne guère, mais là, quand même, un peu.
Il est ensuite apparu régulièrement dans l'une des lignes de sans-abri du dimanche soir. Une fois, j'avais apporté des vêtements et je l'ai bien fait rire en expliquant : "j'ai apporté des vêtements qui ont vieillis un peu (toshi totta fuku wo mottekita)". Normalement on utilise l'expression "toshi totta" pour les personnes et pas pour les choses. De l'humour et du rire, avec zéro degré d'alcool.
Cette semaine (20 avril 2008), il est assis sur le rebord du mur qui borde la ligne des sans-abri qui attendent. On commence à discuter un peu, et puis, je voudrais bien le connaître un peu mieux, aller dans un café pour discuter. Mais c'est toujours difficile à demander. Je me dis : "attendons qu'il ait reçu son repas".  Et puis je m'approche. Il accepte chaleureusement.

Au café

Akino san à 54 ans. il est né à Ibaraki. Il a vécu longtemps avec son père, divorcé puis remarié. Il a été élevé dans un milieur relativement aisé et intellectuel. Son père est pharmacien. Et il se souvient également de son grand-père maternel, qui avait visité l'Europe pendant l'ère Meiji, y avait appris les dernières techniques de dentisterie, et avait ouvert un cabinet de retour au Japon. Il avait une philosophie de vie et de l'être humain qu'il a transmise à Akino et dont nous discutons ensemble : s'arrêter de manger avant d'être repu (je ne me souviens plus de l'expression hachimequelque chose), le besoin d'être dans des conditions difficiles pour se dépasser, la torpeur de la vie facile. En même temps on voit bien que c'est une philosophie de vie particulièrement adaptée aux conditions de vie actuelle de Akino san et qui lui permet de mieux survivre la sévérité  de la vie à la rue.
De même, son père a toujours considéré l'éducation comme importante et Akino à poursuivi son cursus scolaire jusqu'à l'université. D'abord en faculté d'économie, qu'il quitte au bout de deux ans, puis dans la faculté de sociologie d'une université courte (deux années).  La tête bien pleine, il s'inscrit à l'école nationale des coiffeurs pour, plus tard, pouvoir trouver du travail.
Il débute sa carrière de coiffeur à 25 ans et continue pendant dix ans. Il travaille pour différent salons de coiffure avec toujours un nombre d'heures de travail délirant - facilement 15, 16 heures par jour -. Il avance dans sa carrière mais dans un métier dominé par les femmes, il demeure au troisième grade (chef de salon) sur une échelle de 5 grades. A 35 ans, il entre chez un fournisseur de produits de salon de coiffure. Il y travaille pendant quatre ans comme employé à temps complet, mais le nombre d'heure de travail est toujours aussi délirant et il commence à vieillir.
Il quitte alors son travail et commence à travailler à temps partiel et à temps déterminé. Il enchaîne les petits boulots. A l'âge de 48 ans, alors que trouver des petits boulots devient de plus en plus difficile, une crise survient. Son père meurt et sa belle-mêre, "s'occupe" de l'héritage. Il n'en verra pas sa part alors que sa situation économique se dégrade. Finalement, quelques années plus tard, il se retrouve à la rue à l'âge de 51 ans. Même si la mort de son père l'a probablement profondément bouleversé, ainsi que l'attitude de sa belle-mère, il est arrivé à la rue par une dégradation lente de sa condition et la la baisse de son employabilité. Il est vraiment très difficile de savoir exactement comment est-ce qu'il est devenu sans-abri.
La nuit, il dort dans les souterrains de la gare ou dans le parc central et la journée, lorsqu'il ne travaille pas, il  passe son temps à la bibliothèque où il prend des notes sur les livres qu'il lit. Il est ainsi particulièrement cultivé. Il adore les pays et divise ses lectures par zone géographique : les Etats-Unis, l'Italie, la France, etc. Il est courant de l'actualité et construit aussi des théories assez originales sur, par exemple, l'origine des guerres.

La sortie

Comme nous avons parlé longtemps - plus de trois heures ! - la tasse de café et de thé et vide et il propose de m'offrir une boisson. C'est assez rare, et je lui dis qu'il n'a pas besoin de faire ça. Il insiste et quand il revient, je lui demande s'il a des petits boulots. De fils en aiguille, la conversation dérive sur la politique de la Ville de Tokyo. Il y a encore quelques mois, il y avait la possiblité d'avoir accès à un appartement pour 3 000 yens (18 euros) par mois. Il en a entendu parlé mais n'y a pas cru. Je le tape, gentillement. C'est vraiment dommage.
Le problème, pour le logement, ce n'est pas seulement l'argent. Il faut que quelqu'un se porte caution, et il faut également une carte de résidence - le lieu où on habite - ce qu'il ne possède plus depuis longtemps. Je lui parle de Moyai, une initiative qui a été prise en 1998 par l'un des leaders de la Shinjuku Renraku Kai. C'est un organisme qui se porte caution pour les sans-abri qui cherchent un logement. Akino san ne connaissait pas du tout. Je lui dis que, sans promettre quoi que ce soit, on pourrait se renseigner la semaine prochaine pour voir si il ne pourrait pas trouver un logement grâce à ce système.
Je rentre à la maison, il est presque onze heures.  Au croisement en forme de T entre le parc central, la Mairie de Tokyo et l'Hôtel Century Hyatt, une vielle femme est plantée au milieu des ombres des réverbères. Elle n'en bouge pas, les cheveux huileux ou mouillés, le maquillage forcé, les vêtements d'une splendeur passée. Je ralentis le pas, elle me demande : "Je suis dans une situation bien difficile, vous ne pourriez pas m'aider, j'aurais simplement besoin de 5 000 yens (30 euros)".  Je lui dis que je suis désolé mais, je n'ai pas 5 000 yens sur moi. "et vous n'auriez pas 500 yens". Non, je n'ai pas 500 yens non plus, je suis désolé.

Je pars, je regarde dans ma poche, j'ai 300 yens. Le métro c'est 150 yens. Je vais pas quand même lui donner 50 yens, c'est un peu la honte. Je me dis que je devrais lui donner la feuille que distribue la SRK chaque soir, pour informer les sans-abri. Mais est-ce qu'elle est sans-abri ? et puis je n'ai qu'une feuille... et puis il est tard, je marche, je m'éloigne, revenir, mais est-ce que ça va changer quelque chose ? et puis... et puis.

Publié dans Paroles sans-abri

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